Vivre un deuil, c’est éprouver une douleur profonde, intime. C’est ainsi, la plupart du temps, que se vit un deuil : dans l’intimité du couple, de la famille, d’un cercle d’amis.
Mais lorsque la mort frappe d’un coup un grand nombre de personnes, le deuil se vit aussi collectivement. La douleur de la famille et des amis demeure intime, mais elle n’est pas privée. Les endeuillés voient maintenant leur douleur faire les manchettes.
S’amorce alors un deuil douloureux et fort complexe pour tous ces endeuillés; un deuil double : personnel et collectif.
Lorsque le décès survient des suites d’un accident, le choc est brutal. Le deuil est souvent plus difficile puisqu’il laisse plusieurs situations en suspens. On ne se prépare pas à vivre le départ d’un proche par accident. L’acceptation de sa mort s’en trouve forcément plus douloureuse.
C’est ce qu’ont vécu les habitants de Saint-Bernard-de-Beauce, village de 2040 habitants et lieu de résidence de 42 des 43 victimes de la tragédie survenue à Charlevoix, en octobre 1997. On se souviendra de cet autobus, où prenait place des personnes retraitées, qui plongea dans un ravin de la côte des Éboulements.
Des centaines de personnes entrèrent alors dans un complexe et double deuil : celui, collectif, de leur communauté et celui, individuel, de leur père, leur mère, leur frère… Les pertes furent multiples et la douleur décuplée. Manon Grenier, directrice de funérailles lors du triste événement, et directrice de la Coopérative funéraire du Granit, peut témoigner de la tristesse qui régnait au moment des funérailles : « Tous les gens étaient en deuil, non pas d’une personne, mais de 5, 10 ou 15 personnes. C’est une des choses les plus tristes que j’ai vues. Mais en même temps, j’ai été témoin d’une des plus belles démonstrations de solidarité qu’il m’ait été donné de voir. Tous unis par le deuil, les gens étaient à même de vraiment se comprendre. C’était très touchant. »
À la suite d’un décès, et plus particulièrement par accident, l’entourage amorce le deuil par l’étape du déni. « Ce n’est pas possible ! Je fais sûrement un cauchemar ». Personne ne s’était préparé à faire des adieux. Chacun attendait ses parents, ses amis, ses collègues pour entendre le récit de leur beau voyage dans Charlevoix.
À Saint-Bernard, malgré la douleur qui laissa tout le monde abasourdi, les proches des défunts se sont donnés le moyen d’affronter la réalité en se rendant, une dizaine de jours après l’accident, au pied de la côte des Éboulements. Des autobus, conduits par des gens moins touchés par la tragédie, ont amené les familles sur les lieux de l’accident.
En décidant de refaire l’ultime voyage de ceux qu’ils aimaient, les endeuillés ont décidé d’affronter la vérité, ce qui leur a permis d’amorcer leur long travail de deuil. En disant « oui » à leur douleur, ces familles ont choisi de s’embarquer pour un chaotique parcours, vers une nouvelle appropriation de leur vie.
Ce pèlerinage fût également l’occasion de rencontrer les secouristes intervenus les premiers sur les lieux de l’accident. En discutant avec eux, les endeuillés ont pu connaître la vérité, celle qui fait mal, mais qui est souvent le point de départ pour amorcer le processus du deuil.
C’est dans l’œil des caméras qu’a débuté le difficile travail de deuil pour ces centaines de résidents de Saint-Bernard-de-Beauce. Trois ans après, les médias se sont tus, les manchettes ont d’autres drames à afficher. La province ne reçoit plus, quotidiennement, des nouvelles de ces endeuillés. Mais dans ces familles, loin des regards des photographes, un travail de deuil continue de s’accomplir.
Qui n’a pas été touché par la nouvelle de cette collision, à Saint-Jean-Baptiste-de-Nicolet, lorsque sept petits anges, tous âgés de moins de six ans, ont perdu la vie ? La plus grande injustice venait de frapper : la mort qui fauche un enfant.
On comprend facilement que la mort d’un enfant constitue la douleur la plus insupportable qui soit. Après plusieurs jours d’engourdissement à se dire « Ce n’est pas possible », le parent doit affronter l’intolérable réalité : « Et maintenant, comment je vais m’en sortir ». Essayer de comprendre l’incompréhensible ou accuser quelqu’un est un moyen de défense, une façon de bloquer l’apparition du chagrin.
La première manifestation du chagrin est donc souvent la colère. D’où l’importance de faire appel à des gens non concernés par le drame pour recevoir, sans juger, la colère qui doit s’exprimer. À Nicolet, un service d’aide psychologique s’est avéré nécessaire pour soutenir les endeuillés. Une aide professionnelle et un accompagnement spirituel ont été proposés à ceux qui en ressentaient le besoin.
Pour ces hommes et ces femmes qui ont perdu un enfant dans cette tragédie, la résolution du deuil sera pénible. Quelques mois après le drame, Nicolet n’est plus envahi par les caméras; les larmes coulent maintenant loin des regards des téléspectateurs. La vraie douleur, celle qui a toujours appartenu aux familles, est redevenue privée. Que cela ne nous empêche pas d’avoir, à l’occasion, quelques pensées empreintes de sympathie vers ces parents.
Au Québec, les manifestations d’amour témoignées aux personnalités connues sont souvent passionnées. Mais lorsque nos idoles nous quittent, les Québécois continuent de ressentir ce besoin d’unir leur voix pour crier leur amour au disparu.
Souvenons-nous du décès de Marie-Soleil Tougas qui laissa dans le deuil des milliers de familles qui avaient l’impression de la connaître. Le public, qui l’avait adoptée, a vécu son décès de façon très personnelle et les témoignages d’amour ont fusé de partout.
Ce printemps, la mort de Dédé Fortin, l’ancien chanteur du groupe Les Colocs, a aussi suscité des témoignages d’amour spontanés. Quelques heures après l’annonce de sa mort, la devanture de son appartement était littéralement envahie de messages d’amour et de fleurs.
Symbole de notre fierté, Maurice Richard a reçu des adieux magistraux, à l’image de sa carrière et du respect que les Québécois lui portaient. Ses admirateurs, mais aussi des gens qui ne l’avaient jamais vu jouer au hockey, ont attendu pendant des heures pour avoir l’occasion de circuler quelques secondes près de son cercueil. Le jour des funérailles, une foule silencieuse est descendue dans la rue pour suivre son cortège funèbre et assister à la cérémonie sur un écran géant.
Mais qu’advient-il du deuil des proches lorsqu’une mort devient tellement publique ? La douleur de celui qui perd son père, sa fille, son frère réussit-elle à demeurer personnelle malgré la couverture médiatique ?
Si les communautés comme St-Bernard et de Nicolet ont bien tenté de préserver leur intimité, les familles des personnalités publiques ont dû, pour leur part, partager leur deuil avec tout un peuple. La famille Richard a consenti - en soulignant toutefois la démesure de l’adieu - à des cérémonies grandioses. Le « Rocket » était près de son public : sa compagne et ses enfants ont voulu partager leur deuil avec cette grande famille. Ils ont tenu par contre à ce que tout se déroule simplement, à l’image du caractère humble du défunt. La foi de Maurice Richard a aussi été respectée lors d’une cérémonie religieuse. Au terme de cette cérémonie, le public s’est lentement retiré. L’adieu ayant été proclamé, le corps du héros pouvait maintenant être conduit au cimetière pour une inhumation dans l’intimité.
Il en fut de même pour la famille Tougas, qui a dû partager ses derniers adieux avec des milliers de personnes, en direct à la télévision. Lors de l’entretien qu’elle nous a accordé en août 1999, sa mère Micheline nous résumait bien l’émotion trouble qu’elle avait vécue durant plusieurs semaines : « De sentir l’appui des gens dans des moments comme ceux-là, évidemment que ça ne peut pas être mauvais pour une mère. Mais en même temps, c’est sûr que j’avais envie de dire Laissez-moi donc vivre ma peine ! »
Que l’on soit un proche ou un admirateur, chacun sent le besoin de souligner le départ de ceux qu’on aime par un geste, une cérémonie, un mot dans un registre, un défilé dans les rues, une prière, une pensée devant un cercueil, une fleur dans les marches de l’escalier, un témoignage à la famille, ou toute autre manifestation de notre peine ou de notre sympathie. Comme le souligne Brigitte Deschênes de la Coopérative funéraire du Saguenay, « les deuils collectifs nous rappellent encore toute l’importance des rites funéraires, de ces actes qu’on tend à vouloir banaliser pour toutes sortes de raisons. Ils nous aident à comprendre à quel point la personne qui décède n’appartient pas seulement à la famille proche mais à tous ceux qui ont croisé sa route. »
Organisés ou spontanés, civils ou religieux, simples ou grandioses, les rites font partie d’un processus de guérison. Peu importe que l’on soit 10 ou 10 millions à pleurer.