Depuis l'Exposition universelle de Montréal en 1967, notre société a rapidement évolué. Le Québec a rejoint, au point de vue des mentalités, les pays les plus modernisés. En s'émancipant de l'autorité cléricale, les Québécois ont acquis une plus grande liberté de conscience. Ils ont appris à prendre des décisions de leur propre chef et à les assumer avec responsabilité. Or, même maîtres de leur existence, ils sont toujours aussi démunis devant la mort.
En fait, toute personne ressent avec angoisse la perte d'un proche. L'incompréhension devient intolérable. Pourquoi cette fillette de trois ans, rayonnante de vitalité, se noie dans la piscine familiale ? Pourquoi tous ces gens à Lac-Mégantic ont-ils été pulvérisés lors de l'explosion du train ? La mort soudaine est insupportable. Mais quel décès est supportable ! Même la mort d'une personne aimée que nous avons accompagnée jusqu'à son dernier souffle constitue un choc douloureux. À vrai dire, nous ne sommes jamais prêts à affronter la mort.
C'est dans un grand état de fragilité que les survivants doivent s'occuper des rites qui entourent un décès. Il n'est pas facile de prendre des décisions éclairées lorsque le coeur est souffrant. Comment choisir les cérémonies appropriées ? Quel type d'obsèques convient le mieux ? Devra-t-on exposer la dépouille au salon funéraire ? Il y a tant de questions à traiter en si peu de temps.
Le besoin de ritualiser la mort a une longue histoire. Les funérailles font partie des plus anciens rites répertoriés par les archéologues. On a trouvé des traces de sépultures rituelles sur le site de Skhül au Proche-Orient qui ont plus de 100 000 ans. Cela souligne l'attention particulière pour le traitement du cadavre. Il devait être considéré avec respect jusqu'à sa mise en terre ou son incinération. La manière de disposer de la personne décédée constitue la base des rites funéraires.
Les différents rites autour de la mort ont peu évolué. Lorsque nous les observons sur un très long terme, nous constatons avec étonnement que nous reproduisons, à quelques nuances près, les mêmes opérations rituelles que nos ancêtres : veille du défunt, prières pour son salut, annonce du décès, expressions d'affliction, hommages, soins de sa dépouille, sépulture, procession, inhumation ou incinération, repas communautaire, port des signes du deuil, etc. Les convictions du défunt et des survivants influencent également le niveau d'élaboration des opérations rituelles. Selon les situations sociales et le statut du défunt, certaines de ces opérations peuvent être plus ou moins élaborées.
Nous nous souvenons des cérémonies grandioses lors du décès de Lady Diana. Des millions de téléspectateurs ont suivi les images de l'imposante procession funéraire et de la cérémonie religieuse. Les pyramides d'Égypte témoignent du faste du rite funéraire pour les pharaons considérés comme les égaux des dieux. Nos rites funéraires n'ont pas besoin de tant de pompe et d'apparat. Certes, toute personne décédée mérite des obsèques. C'est un trait de notre commune humanité. Toutefois, le niveau de raffinement du rite funéraire varie avec les circonstances, les convictions et les personnes touchées.
La série télé Six pieds sous terre a mis en scène des dizaines d'aménagements funéraires lors d'un décès. Chaque épisode montre comment la famille Fischer, qui administre une maison funéraire, répond aux demandes de ses clients. Cette série est exemplaire à plusieurs égards pour connaître la place centrale des rituels pour prendre soin du défunt et des endeuillés. Mais elle est également exemplaire au niveau de la créativité funéraire pour satisfaire les croyances et les préférences des uns et des autres.
On a longtemps pensé que les rites présentaient des comportements figés, contraignants et parfois vides de sens. À l'intérieur d'un rituel, en fait, plusieurs aménagements sont possibles. Il apparaît important d'indiquer cette liberté que nous pouvons prendre à l'égard des rituels; cela montre qu'ils demeurent très flexibles.
Dans une situation de décès, nous utilisons des paroles, des actions, des gestes et des expressions émotives qui communiquent des significations connues de tous. Certaines de ces significations ont une valeur hautement symbolique, c'est-àdire qu'elles évoquent le mystère, la transcendance et le sacré.
D'autres ont une valeur moins complexe, mais pas moins efficace, comme la poignée de main aux endeuillés en leur disant « mes sympathies ». Cette formule rituelle n'est pas obligatoire – chacun est libre d'en utiliser une autre – mais elle se suffit à elle-même. En fait, elle nomme une grappe de sentiments difficiles à dire.
Nous avons la possibilité d'inventer de nouvelles manières de ritualiser la mort, mais nous n'avons peut-être pas toujours la disponibilité et le courage de le faire. L'état d'affliction profond dans lequel se trouvent les endeuillés les oblige le plus souvent à s'en tenir aux rites convenus. Toutefois, ils pourront les personnaliser, c'est-à-dire y ajouter leur touche personnelle. Or, quel que soit le rite funéraire, il vise ultimement trois choses : prendre soin du défunt (corps et âme), recréer l'ordre dans la communauté et redonner aux affligés le goût de vivre. Les survivants doivent être plus forts que la mort, et la vie doit continuer malgré tout.
Parmi les nombreuses opérations rituelles qui entourent la mort, l'une vise à exprimer l'affliction. En plus du chagrin et de la souffrance, on doit notamment considérer les sentiments d'injustice, de colère, de culpabilité et d'absurdité. Chaque société permet un moment d'arrêt pour permettre aux personnes affligées d'extérioriser leurs sentiments plutôt que de les réprimer. La souffrance peut être si vive qu'elle peut entraîner des comportements violents.
Dans plusieurs sociétés anciennes, il n'était pas rare d'entendre les lamentations épouvantables des endeuillés durant la veillée funéraire. Au cours de la cérémonie, des personnes souffrantes déchiraient leurs vêtements, se lacéraient le visage ou s'arrachaient les cheveux. D'autres se frappaient la tête contre le cercueil. La douleur que ces gens s'infligeaient devait être égale à la souffrance éprouvée.
Dès l'Antiquité, les pleurs sont devenus des formes obligées de l'expression du chagrin. Les endeuillés devaient manifester par des pleurs leur affliction au moment des funérailles, car c'est à ce moment qu'ils pouvaient recevoir du soutien de la communauté.
Dans nos sociétés modernisées, plusieurs personnes affichent une incroyable retenue dans l'expression en public de leur souffrance. Elles ont tendance à cacher leurs émotions et ne profitent pas du rite funéraire pour se libérer le coeur. Les expressions excessives de souffrance d'autrefois se sont ainsi renversées en excès dans la retenue. Or, cet excès de retenue n'est pas plus convenable ni préférable.
Le salon funéraire constitue un espace dédié à l'expression de la souffrance. Les membres de la famille et les proches s'y rassemblent pour se soutenir les uns les autres. L'amour et la chaleur que l'on reçoit de ses proches sont salvateurs. Il est d'ailleurs important d'encourager chacun à laisser aller ses sentiments en lui assurant notre soutien. Nombre de familles préfèrent garder le cercueil fermé parce qu'elles redoutent la crise de larmes. Pourtant, cela ne constitue aucunement un manque de contrôle de soi ni un manque aux règles de civilité.
Lorsque la dépouille est absente, une photo du défunt affichant un vivant sourire est parfois placée à l'orée du cercueil. Les signes de la mort sont alors occultés. Il n'est plus possible de constater le décès d'un proche. De plus, l'absence de la dépouille empêche souvent l'expression de l'affliction.
L'expérience montre qu'il est primordial de se réunir rituellement autour de la dépouille du défunt. L'exposition de la dépouille, cela a maintes fois été souligné, a un effet libérateur sur les émotions. Le fait de voir le corps sans vie d'un être cher déclenche de fortes émotions qui doivent être immédiatement relâchées. Dans le cadre du salon funéraire, chacun a l'assurance du soutien des uns et des autres en cas de défaillance. Un réseau de solidarité se forme spontanément pour l'occasion.
N'oublions pas que l'un des buts du rite funéraire est de permettre l'expression régulée de la souffrance. En cas de déversement excessif de l'affliction, des proches seront en mesure de contrôler la situation. Il est donc préférable que les émotions les plus vives s'expriment par un torrent de pleurs, même si cela déroge à notre état de civilisé. On sait que le refoulement de la souffrance ne pourrait qu'alourdir et prolonger le processus du deuil. En fait, la présence de la dépouille aide vraiment à accepter la réalité du décès, à libérer la souffrance et à retrouver le goût de vivre.
En somme, il est préférable pour toutes les personnes touchées par un décès de libérer leur souffrance à l'occasion du rite funéraire. Il ne faut pas attendre de se retrouver seul pour laisser exploser ses larmes. Qui alors nous consolerait ?
Par Denis Jeffrey
Publié dans la revue Profil - automne 2013
Denis Jeffrey est professeur d’éthique à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval. Il a rédigé plusieurs ouvrages littéraires, dont « Éloge des rituels », et est aussi l’auteur de nombreux articles portant sur les rituels et le deuil.