J’ai un problème avec le temps qui passe : il va trop vite. Conséquence : je roule trop vite. Dépassement, excès de vitesse, stop américain, accélération au feu orange… Sans être un danger public, je prends souvent des risques. Mais si, lors de mes trajets, j’aperçois dans le fossé une croix, aussi discrète soit-elle, un bouquet de fleurs desséchées posé au coin d’une rue achalandée, une peluche attachée à un poteau d’hydro, un vélo blanc, immanquablement, je ralentis. Le propre d’un accident n’est-il pas le manque de temps à réagir à l’imprévu ?
Cette prise de conscience m’incite à adopter une conduite plus prudente. Mais plus fortement encore, ces installations funéraires improvisées m’émeuvent. Devant la tragédie de la mort, nous sommes tous démunis. L’accident de la route ajoute le sentiment d’être face à une injustice, une erreur. Ceux qui aimaient la victime sont venus précisément à l’endroit de la tragédie pour matérialiser dans le temps le deuil inattendu. Par ce rituel, ils ont déposé de grandes détresses et cherché à donner un sens à ce qui semble ne pas en avoir.
Des croix, des photos, des fleurs, des vélos, des peluches et des graffitis jaillissent régulièrement dans notre paysage routier, comme des mises en garde plus efficaces que n’importe quel panneau financé par la SAAQ.
Pour faire écho à ma manière et sensibiliser les conducteurs à une conduite vigilante, j’ai commencé un photoreportage sur le sujet. L’idée du projet a surgi le 18 juillet 2012 en traversant le Nouveau-Brunswick : latitude 47.593117/longitude -65.620308. Le temps d’une seconde, sous mes yeux de passagère, est apparu un panier de basketball. Flashback d’un accident très médiatisé survenu la nuit du 12 janvier 2008 où sont décédés 7 jeunes joueurs et la femme du conducteur. Cent kilomètres plus loin, bouleversée, j’y pensais encore. Je n’ai jamais perdu un être cher sur la route.
Micro-univers thérapeutiques ou poétiques, évocateurs ou spirituels, aux arrangements si personnalisés, le projet comptait déjà une trentaine de sites parcourus quand je suis retournée au panier de basket quatre années plus tard…
Dans ce projet, je traite chacune des photos comme des portraits, c’est-à-dire avec un arrière-plan flou. La lentille focale me permet d’isoler l’image que je veux capter, à moins que l’environnement ne soit en lien avec l’accident. Souvent, j’essaie de mettre la route dans la photo pour situer le contexte. Pour chaque événement, je peux prendre entre 200 et 300 photos. Je cherche le meilleur angle, sans rien déplacer ni rien toucher. J’essaie d’y aller le moment du jour et de la saison où l’accident s’est produit. Je note également la latitude et la longitude pour chacune d’elle. Dans ma démarche, j’ai un grand souci de « réalité », c’est pourquoi je ne retouche aucune photo.
Ce que je veux avant tout, c’est de toucher les gens, parce que, moi-même, je suis touchée chaque fois que je suis devant les traces laissées par ces drames routiers. Si l’intention des endeuillés était de donner un sens plus large à leur douleur, je peux témoigner que ça marche sur moi. Alors merci pour ces rituels commémoratifs laissés sur le bord de la route, car ils m’ont peut-être sauvé la vie.
Texte et photos : Marie-Claude Lapointe
Quelle touchante idée! Je partage également votre sentiment. Chaque fois qu'en conduisant j'aperçois un élément qui signifie qu'à cet endroit une personne (ou plus) y a perdu la vie, ça me touche et je ne peux faire autrement que de penser à cette personne et aussi à ses proches qui sont revenus sur le lieu de l'accident pour témoigner de leur perte... mais aussi pour tenter d'y donner un sens et de préserver la mémoire de cette personne qu'ils aimaient et dont le décès les a bouleversés. Je dis alors intérieurement, les mots clés de la méthode Ho'oponopono qui sont: Je t'aime, je suis désolée, pardonne-moi svp, merci.... dans l'objectif de transmettre de la lumière à cette personne qui a perdu la vie. Merci Marie-Claude, pour cette réflexion fort intéressante.
Hélène, 17 mai 2022