Maman,
C'est la première fois que je t'écris. Cela fait deux jours que j'enchaîne mes mots. C'est la première fois que je te raconte tout car je vais trop mal malgré le temps qui passe. Et encore je saute des passages car ce serait trop long. J'espère que d'où tu es, tu pourras m'apporter un peu de réconfort. J'ai trop mal, si mal que parfois, pour éviter de souffrir quand les souvenirs reviennent à la surface, je m'échappe vers d'autres pensées... Pour ne plus penser, pour tenter d'oublier. J'essaie de vite faire autre chose, me plonger dans d'autres activités ou le boulot pour m'empêcher de trop réfléchir. Je m'en veux, car j'ai l'impression de vouloir t'oublier. Mais on n'oublie jamais, et encore moins quelqu'un.
Le 18 janvier 2006 cela fait 10 ans que tu es « partie ». 10 ans que je survis malgré ma vie, mes enfants, mon mari. Ça peut paraître ridicule pour les autres, mais perdre une maman dans ces conditions, aussi , c'est éprouvant. Je pense que toute mort est éprouvante. Certaines plus que d'autres par le contexte, le vécu de chacun, les liens, etc... 10 ans que tu me manques, 10 ans que je crois qu'il n'est passé qu'une année.
Je n'oublierai jamais ce 18 janvier 1996. L'horreur de ma vie. Tu étais routier. Et oui une femme peut faire ça aussi. Longtemps tu avais été chauffeur de bus, mais ça faisait quelques années que tu avais atteint ton but. Être routier et à ton compte. Et encore tu aurais voulu encore un plus gros camion. Tu as toujours aimé les camions. Tu avais du caractère. Même un sacré caractère, mais avec 5 enfants dont j'étais l'aînée, quoi de plus normal. D'autant que tu n'avais pas eu la vie rose. Tu étais dure avec nous, ce qui nous a valu des gros coups de gueule, mais une maman reste une maman et on se retrouvait toujours plus complices. Tu venais d'avoir 45 ans.... Et cette journée maudite tu venais de la passer avec moi qui venait d'avoir 28 ans, mes enfants et ma petite sœur de 18 ans qui n'allait plus à l'école et restait avec toi.
Quelques jours auparavant, on avait regardé ensemble l'enterrement de Mitterrand. Tu m'avais choquée car tu disais « si je pars, je suis comme lui... je crois en la réincarnation, en quelque chose après la mort ». Tu n'avais jamais parlé de cela avant. Et je m'étais promis d'en rediscuter avec toi.
Et ce fameux 18 janvier on discutait de tout et de rien, d'autant que je travaillais avec mon comptable à la maison... jusqu'à ce que tu aies un appel vers 16 h pour aller chercher une livraison à Strasbourg. Moi j'habite un col entre chez toi et Strasbourg. Comme tu n'avais pas prévu de rechange, vous êtes reparties toutes les deux chez toi de l'autre côté chercher des affaires. Tu m'as dit à tout à l'heure... (évidemment puisque tu devais repasser devant chez moi pour aller à Strasbourg).
Mais vers 17 h, ne te voyant toujours pas passer et voyant quelques bouchons devant chez moi, je m'inquiète. Je t'appelle sur ton portable, je voulais te prévenir qu'il devait y avoir eu un gros pépin pour que ça bouchonne jusque chez nous. Pas de réponse, je suis tombée sur la messagerie. Sachant qu'il n'y a pas de réseau dans le col, je me suis dit, « bon tant pis elle est en route, elle doit être bloquée ». C'était un peu verglacé dehors. Mais on ne sait pas si c'est l'instinct ou une prémonition. Je n'allais pas bien. Je reprends mon téléphone et j'appelle papa qui était rentré du boulot. Je lui dit « papa, est-ce que maman est partie ? Car ça bouchonne dans le col, il ne faut pas qu'elle prenne la route ». Papa me répond que tu n'es pas à la maison. Il ne savait même pas que tu étais venue chez moi. Il regarde dans l'évier et voit 2 bols. Il me dit « elles ont du boire un chocolat avant de partir, mais elles ne sont plus là et il me demande où tu devais aller... »... Puis d'un coup il me dit : « Attends, le JC est là. Je te rappelle ». Silence. J'ai un gros coup au cœur. Je sens que tu es en danger. Le nœud dans la gorge, l'envie de vomir... Car JC n'est pas n'importe qui... c'est le chef de brigade de la gendarmerie la plus proche... En plus il est de ta classe et c'est un ami. Pour qu'il vienne en tenue chez papa, c'est grave. Le pauvre ! Quel boulot !
J'attends que papa me reprenne en ligne, il ne le fera jamais... Que se passe-t-il ? Toi ? Ma petite sœur ? Quelqu'un est en danger, je le sens, mais je suis impuissante. Je crois que j'ai compris, mais je le refuse. Je suis tétanisée, chez moi avec les enfants. Le comptable que j'ai envie d'envoyer paître car il est « chiant » me pose des tas de questions sur le boulot alors que moi j'angoisse. Tu l'as dit aussi avant de partir que tu ne le supportais pas... A croire que ce n'était pas notre journée. Heureusement, il en a marre, il part.
Mon mari rentre dans l'intervalle d'un dépannage. Il ne laisse rien paraître. Je lui raconte, mais je lui dis aussi que papa doit me rappeler. On attend. Je lui demande si on peut passer dans le col voir ce qu'il se passe. Il me dit c'est impossible, il est bloqué plus bas (donc près de chez nous), un camion s'est renversé ; sans gravité. Et là il me dit : « mais il y a un gros pépin plus haut , un petit camion en a heurté un autre. Il semblerait que ta maman soit impliquée dans l'accident. Ça avait l'air grave... Il semblerait qu'une personne soit décédée ». Je tremble, j'ai terriblement peur.
Je me disais encore « Pourvu que ce soit l'autre, pas elle » (on est bête dans ces cas-là, on se raccroche à n'importe quoi). Je crois que je savais, mais jusqu'au bout j'ai refusé d'y croire, et mon mari me voyant paniquée, n'arrivait pas à me le dire. Je suis sans arrêt aux fenêtres. Le temps passe si lentement (ou si vite avec le recul), je vois deux camionnettes de pompiers descendre. Allumées, avec des gens debout qui s'affairent dedans. Même à ce jour, l'image est gravée dans ma mémoire. Je priais pour que ce ne soit pas toi... ni ma petite sœur... J'aurais dû prier le contraire...
Quelques instants plus tard, une voiture s'arrête devant chez nous. C'est JC le gendarme avec papa. Je sors vite. Quand je vois leur tête, j'ai compris. Je hurle dehors. Papa me prend la tête dans les mains, il me dit que c'est fini. Il est abattu. Je lui dis « c'est pas possible, il y a deux camionnettes de pompiers qui viennent de descendre ». JC me répond alors que ce sont ma petite sœur et le chauffeur de l'autre petit camion. Ma petite sœur est conduite à l'hôpital du secteur. Elle n'a pas perdu connaissance. Elle a juste une coupure à la tête et mal au cou. Maman, toi tu n'es même pas repassée devant chez moi comme promis. Même pas pour ton dernier voyage. Les pompes funèbres t'ont conduite où c'était autorisé mais pas ton secteur d'habitation.
JC tente de me rassurer en disant que ce n'était pas ta faute. L'autre chauffeur, très jeune, roulait trop vite, il a loupé son virage. Toi si prudente, tu as encore tenté de mettre ton camion au fossé pour l'éviter, mais il est venu taper ton côté. Je m'imagine sans cesse ce que tu as dû voir et vivre en ces derniers instants. Je me demande ce que tu as eu le temps de penser. J'essaie toujours de me mettre à ta place. Tu étais coincée dans ton camion entre ton siège, les tôles et ton volant qui te broyait les côtes. Ce n'est que lorsqu'ils t'ont désincarcérée que tu as fait cette satanée hémorragie. Le foie était éclaté. Ils ont eu beau t'intuber, te perfuser, tu nous a quittés dans la camionnette du SAMU. Sur place, avec papa à tes côtés. Ça, je ne l'ai su qu'après. Comme j'ai su que le temps qu'ils te désincarcèrent, tu disais à ma sœur, que tu avais du mal à trouver ton souffle, que tu n'arrivais plus respirer. Mais tu lui parlais encore. Il a fallu que je fasse des pieds et des mains auprès du SAMU quelques jours plus tard pour savoir comment tu étais partie. Si tu avais souffert. Mais je n'en sais pas beaucoup plus. Qui peut savoir ce que tu as vécu, senti, vu avant que tu ne sois prise en charge ?
J'ai su aussi que si tu n'avais pas mis ta ceinture, tu n'aurais pas été bloquée, car tu as tenté en vain de te jeter sur le côté passager en même temps que tu lançais ton camion au fossé pour éviter l'autre qui venait sur vous. La ceinture t'a bloquée. Mais ce n'est pas pour cela que je milite contre la ceinture. Non. Je la mets et mes enfants la mettent sous peine que je ne démarre pas. Parfois, elle sauve, parfois non.
Après que JC m'ai amené papa, après les coups de fil pour prévenir mes sœurs, faire garder les enfants, nous sommes vite allés à l'hôpital voir ma petite sœur. On nous a accueillis comme un cheveu sur la soupe. Tout le monde était occupé. Évidemment d'un côté on n'allait pas bien car on venait de te perdre, et d'un autre on se trouvait là pour une blessée. Personne ne savait quoi nous dire. D'ailleurs personne n'a jamais su quoi nous dire. On nous dit juste de ne pas aller vers la chambre en face car c'est celle du chauffeur qui a causé l'accident. Ma pauvre maman, si tu savais, qu'à ce moment là on s'en fichait de l'autre. Loin de lui était notre pensée. Que croyaient-ils ? Qu'on était en état de lui casser la figure ? On était des zombies.
Une petite jeune stagiaire du SAMU a été super. Mais on ne l'a eue qu'après. Une infirmière passe : « - Vous êtes qui ? - La famille de la dame du camion qui est décédée dans le Col et qui a sa fille blessée. - Ah, désolée. Mais qui va annoncer à la petite le décès de sa maman ? » On se regarde. On se dit « c'est pas possible, ils ne l'ont même pas prévenue ? » On est tous choqués (et encore, toutes mes sœurs ne sont pas là). On lui répond qu'on ne peut pas le faire, on a déjà du mal d'y croire nous-mêmes. Je regarde papa. Il ne veut pas. Il ne peut pas. Pas dire ça à sa fille. En plus on ne nous autorise pas à la voir de suite car un médecin est en train de recoudre son cuir chevelu. 18 points de suture. Papa me regarde, non pas encore moi. C'est trop. Je ne peux pas. Pas dire cela à ma petite puce. C'est quand même moi l'aînée et elle la dernière avec 10 ans d'écart. C'est mon bébé, je ne veux pas qu'on lui fasse de mal. Je ne veux pas qu'on lui dise.
Finalement, la petite stagiaire du SAMU qui était sur l'accident, me prend la main et dis « J'y vais et je lui donnerai un calmant ». On est tous debout au fond du couloir car il n'y a pas de place, pas de chaise. On a les jambes en coton, on n'est pas proche de la chambre de la petite. Car c'est un lieu de passage des urgences et on gênerait. On entend ma petite sœur crier. Mais la jeune stagiaire s'occupe bien d'elle. Lui parle longtemps. Ça déchire le cœur. Si jeune et vivre déjà cela. Papa est autorisé 5 mn pour la voir, nous non car le médecin doit la revoir, elle doit partir aux radios et il est pratiquement 10 H du soir. On nous prie de bien vouloir rentrer, que l'on ne sert à rien ici puisqu'ils vont lui donner des sédatifs pour l'endormir après les contrôles. On nous donne chacun une barrette de Lexomil. Pas de dialogue, pas d'aide psychologique.
Retour à la maison où je garde papa pour la nuit. Il est tard. On est juste rassurés sur le cas de la petite dont l'état n'est pas inquiétant. On discute un peu avec papa qui grignote un peu. Je lui dis tes volontés. Je ne sais pas si c'est le choc de tout ça, mais il n'a pas réagi. Je lui dis que tu ne voulais pas être enterrée, mais incinérée. Il est d'accord et va se coucher dans notre chambre. Nous, on couche sur le canapé. Bien évidemment, même avec le cachet, on ne dort pas. Et voici que Lassie, notre chienne colley que tu adorais tant (elle est toujours là maman, elle a 11 ans maintenant, elle vieillit) se met à hurler la mort dans la nuit. Ça nous glace le sang. Ça dure longtemps. On dit que les bêtes ressentent les choses, on en a eu la preuve. Tu vois , elle aussi était avec toi.
Que dire, de plus. Papa a voulu que tout soit fini rapidement. Pourquoi je ne le sais pas. Quoi qu'il en soit cela m'a choquée car on n'a pas eu le temps d'aller passer du temps auprès de toi. Pas autant que j'en avais besoin. Tu es partie le jeudi 18 vers 17h30, on faisait la messe des obsèques le samedi 20. Entre toutes les démarches au funérarium, (Toi qui voulais reposer chez toi dans des draps blancs brodés. On n'a même pas pu le faire), - quand nous y sommes allés le vendredi matin, tu n'étais pas prête, on nous a fait revenir l'après-midi pour t'apporter tes vêtements -, organiser les obsèques avec Mr le Curé de ton village, les allers-retours voir la petite à l'hôpital. Tout est passé trop vite. On était des automates. Des machines sans cerveau. On n'arrivait pas à réfléchir, on faisait machinalement ce qu'on nous disait de faire.
Nous sommes allés chercher la petite à l'hôpital le samedi matin contre l'avis des médecins. Elle ne pouvait y retourner si elle sortait. Mais qui aurait laissé une gamine sur un lit pendant les obsèques de sa maman ? Eux ont voulu le faire. Surtout qu'elle n'était pas gravement blessée. Elle avait les vertèbres un peu tassées, et sa couture sur le crâne non visible pour les autres avec ses longs cheveux noirs. Elle avait le visage tout tuméfié, d'accord, mais pas de handicap. Il fallait juste du kiné pour son cou. Elle a dû se fâcher pour sortir. Même avec la promesse qu'on leur ramène après la messe, ils ne voulaient pas. Comme elle était majeure, elle a signé une décharge. Il fallait qu'elle soit là. Elle avait été trop proche de toi tout ce temps et pendant l'accident. Elle n'aurait jamais réussi à faire son deuil un jour, si tant qu'on puisse le faire, si elle n'avait pas été à tes côtés ce jour-là.
Nous sommes allés te chercher des roses pour mettre avec toi dans ton cercueil. Chacun une. Tu paraissais si belle, endormie. Jamais on n'aurait pu croire que tu avais eu un accident. Un peu pâle, mais je garde l'image de quelqu'un d'endormi. J'ai craqué lorsqu'ils ont voulu fermer le cercueil. C'était trop dur. J'ai tout fait pour retarder ce moment, te voir encore. Je suis allé te chercher les photos de tes deux frères célibataires. L'un s'était suicidé deux ans auparavant à 40 ans, suite à une rupture amoureuse, et l'autre à 45 ans s'est suicidé 3 ans après ton départ ; il n'a pas supporté. Tu vois ce que l'on a traversé en peu de temps ?
La dernière image que j'ai c'est lorsqu'on met ton cercueil dans le corbillard. On sait que tu vas partir pour Strasbourg pour l'incinération. On a préféré Strasbourg à Nancy car cela aurait été ton dernier voyage comme en camion. Je suis restée avec mon mari une semaine chez papa pour m'occuper de lui, de tes papiers et de ma petite sœur. Il fallait une comptable pour boucler le bilan de ton entreprise. Je l'ai fait. Tant bien que mal. Abrutie de douleur. J'ai fait les choses comme une machine. Trois jours plus tard, nous sommes allés avec JC, le gendarme, te chercher au funérarium. Une malheureuse petite urne. Mon Dieu, que tu étais réduite à si peu. Heureusement que nous n'étions pas allés avec toi à Strasbourg, on ne l'aurait pas supporté. Papa tenait l'urne tout le long du retour sur ses genoux. En silence, j'ai pleuré tout le trajet et longtemps après encore. Je n'arrivais pas réaliser que quelques jours auparavant encore, tu étais avec nous, riant, vivante. Et là, juste une petite boîte. Pour moi tu étais toujours là, c'était impossible que ce soit toi dans cette urne. Ce n'était pas possible. Je voulais que tu reviennes vite pour arrêter ce cauchemar.... et je t'attend encore.
J'ai du mal de dire que tu es « morte ». Pour moi tu es partie. La psy, que je vois encore, me le fait remarquer souvent. Le médecin généraliste aussi me reprend. Mais je m'en fiche. Pour moi tu es partie, c'est la seule façon de survivre. Car ça laisse toujours une petite part d'espoir de retour, ou d'espérance que tu existes quelque part. Dans le monde auquel tu croyais, je te le souhaite. Tu étais et resteras ma petite maman avec qui j'ai eu des bas et des hauts comme tous les enfants, mais tellement d'amour réciproque même si on ne le se disait pas assez. Alors si tu m'entends maman, je te crie très fort que je t'aime et que tu me manques. Je t'aime et il a suffit de quelques seconde d'imprudence à quelqu'un pour gâcher ta vie, notre vie. Je t'aime ma petite maman.
Ta fille aînée.
PS : Je me suis occupée du procès pendant deux ans pour que le fautif soit puni, les torts reconnus. Il a fait appel c'est pourquoi cela a été aussi long. Je n'ai jamais voulu le rencontrer contrairement à mes sœurs. Je ne peux pas.
Quelques mois après ton départ papa se mettait en ménage avec L. avec qui il est marié depuis 5 ans. Il a déménagé et vendu la maison familiale 1 an plus tard. Les relations ont été tendues avec lui à partir du moment où L. est arrivée, il a même coupé les ponts avec nous pendant 3 ans. Je ne pense pas que ce soit la faute à L., mais chacun avait sa souffrance, différente pour chacun. Et on se comprenait pas, c'était trop tôt, on n'arrivait pas à parler. J'ai tout fait pour me rapprocher de lui, j'ai réussi avec le temps. Même si je ne suis pas d'accord sur tout, je lui laisse sa liberté. Sinon le jour où lui partira, je le regretterai.
Il a fait construire un caveau là ou il habite et tu es dedans. Je ne sais pas si tu es d'accord toi qui ne voulais pas être en terre. Tu voulais que ce soit comme en Italie, mais on n'a pas eu notre mot à dire. C'est comme ça ou alors on ne verrait plus papa. Tu restes dans mon cœur à tout jamais et ça c'est le plus important.
Béatrice