Papa, Philippe, Voici 31 ans, tu choisissais, papa, de partir pour ne plus revenir. Tu l'as fait chez nous comme si, jusqu'au dernier moment, tu voulais te raccrocher à nous. J'étais si petite que je n'ai pas compris de suite que tu ne reviendrais pas. Maman me disait que tu étais au ciel. Alors, la première fois que j'ai pris l'avion, j'ai regardé, je ne t'y ai pas vu.
J'ai grandi sans toi, sans trop entendre parler de toi car maman devenait toute triste. Lorsque quelqu'un d'autre que maman m'a révélé, lorsque j'avais 15 ans, ton geste, je ne voulais pas y croire. Toi, mon papa retiré de ce monde à la suite d'un accident, tu avais en fait choisi de partir. Je me suis enfermée, coupée du monde, je ne voulais plus voir ni croire personne. J'étais « suivie » mais pas aidée. J'en ai même voulu à maman de ne pas nous avoir tout dit.
Philippe, cela fera 18 ans dans quelques jours que tu as choisi de partir une nuit pour ne plus revenir. Tu m'avais redonné courage, je me sentais prête à repartir à l'assaut des autres. Tout s'est écroulé, je ratais tout. Il m'a fallu longtemps. Au bout de trois ans, j'ai appelé à l'aide de façon dangeureuse, maman a eu peur. Puis j'ai enfin rencontré des gens qui m'ont aidée à retrouver confiance en moi. Un ami d'enfance surtout. Et puis je me suis rendue compte que la souffrance était partout. J'ai repris mes études. Et là, tu m'a accompagnée en m'envoyant des signes, je ne t'ai jamais remercié par écrit, alors je le fais aujourd'hui. Apprendre les circonstances de la mort de papa, perdre l'amour de ta fiancée, c'était trop et tu ne trouvais pas d'aide. Je m'en suis voulue de ne pas avoir poussé la porte de ta chambre entrouverte cette nuit-là. Peut-être était-il déjà trop tard... Mais personne n'aurait pu t'empêcher de partir, c'était ta volonté dans ce moment de désespoir profond où plus rien ne comptait à tes yeux. J'ai longtemps culpabilisé de m'être énervée la veille parceque tu ne voulais pas m'aider pour un exo de maths.
Puis j'ai rencontré celui qui allait devenir mon mari, mon chéri, mon amour. Les débuts ne furent pas faciles mais rien n'a empêché notre amour. De celui-ci sont nés trois garçons baignant dans l'amour. Et voilà que je me suis dit « comment peut-on laisser des enfants ? ». J'ai été en colère contre toi, papa. Je sais que tu as souffert, que tu ne voyais plus d'issue alors que la vie t'entourait. De là-haut (plus haut que le ciel), tu nous vois, je sais que tu nous vois. Tes petits-enfants te connaissent, ils sont venus voir la tombe où tu es enterré. Je suis prête à répondre à leurs questions lorsqu'elles viendront. Je ne pourrai que relater ta souffrance, son contexte mais pas l'expliquer. Il faut que j'accepte de vivre avec des questions sans réponse. Si tu savais comme je me suis demandée ce que j'avais pu faire ou dire pour ne pas parvenir à te retenir. Mais rien n'aurait pu te retenir. Pardon de ne pas venir souvent au cimetière, ce lieu que je trouve froid alors que tu vis toujours à nos côtés. Tu sais, je n'en veux plus à maman depuis bien longtemps, sa souffrance était proche de la tienne tellement elle voulait savoir ce que tu ressentais. Merci pour ces films que tu as fait et qui me permettent de nous revoir tous les quatre, en vacances. Les enfants sont contents de voir leur papi. Il y en a également sur la guerre d'Algérie qui t'avait tellement marquée. Je ne me sens pas encore prête à la visionner mais je sais que je le ferai prochainement, pour te connaître mieux. Tous les gens qui t'ont cotoyé se souviennent de tes blagues, de ton sourire, il est si présent dans ces films de vacances.
Ma douleur revient de temps en temps, à certaines périodes. Je pleure mais de moins en moins, et ma colère disparaît pour laisser place lentement à l'acceptation de vos gestes. C'est tellement long. Tonton est venu nous voir. Nous avons parlé de toi, papa, en présence de maman, c'était bien. Parler de toi, Philippe, c'est dur pour elle. J'arrive de mieux en mieux à me souvenir de tous nos moments passés ensemble comme si j'avais été en longue période de sommeil. Maman est tout près de nous, elle voit ses petits-enfants très souvent. Que ressent-elle ? Je ne sais pas exactement, elle m'a souvent parlé de culpabilité, ce sentiment qui colle tel un sparadrap sur une blessure qu'on voudrait retirer. Le sparadrap, j'arrive à le retirer peu à peu. Mes amis m'aident, mon chéri aussi à qui je me confie. Il reste la blessure qui cicatrise avec le temps, mais je m'applique pour que la cicatrice soit belle et propre.
Je trouve la vie belle, faite de rencontres et d'évolution. Les enfants vont au bain. Ensuite, ils dîneront et ce sera le moment de l'histoire. Je vous promets de vous écrire à nouveau pour vous donner de nos nouvelles. Je vous embrasse bien fort tous deux.
Sophie
Limours (France)